Neurosciences contre sciences sociales : l’erreur de Frédéric Lordon

A l’occasion du prix Nobel d’Économie remis à Richard Thaler, Frédéric Lordon – directeur de recherche à l’EHESS et collaborateur régulier du Monde Diplomatique – s’est fendu d’un long billet de blog dans lequel il dénonce les méfaits du rapprochement entre neurosciences et sciences sociales, entendues au sens large.
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RL, Libération

Published

October 14, 2017

Certes, faire la critique et souligner les dangers inhérents à cette tendance récente est essentiel. Certes, on peut s’inquiéter de voir le prix Nobel remis au président d’un fond d’investissement qui défend l’avènement d’un paternalisme libéral reposant sur l’utilisation généralisée des techniques de «manipulation douce». Mais la manière dont Frédéric Lordon aborde le problème tend à dépeindre les neuroscientifiques au mieux comme les idiots utiles, au pire comme les alliés naturels de l’idéologie néolibérale contemporaine. Cette vision décevante de la part d’une des grandes figures de Nuit Debout appelle une réponse qui – je l’espère – permettra d’éviter un conflit larvé entre deux champs disciplinaires qui gagneraient plus à se comprendre qu’à se détester, dans la perspective des luttes qui nous attendent.

Tout d’abord, il faut signaler que les neurosciences sont assimilées implicitement dans son billet de blog à la psychologie cognitive sur laquelle les théories du nouveau prix Nobel s’appuient. Sinon, pourquoi le prix Nobel de Thaler appellerait-t-il une diatribe contre l’impact des neurosciences en économie, sachant que Thaler n’a jamais publié le moindre article s’intéressant directement au cerveau ? Tout se passe comme si économie comportementale, psychologie cognitive et neurosciences s’articulaient autour d’un noyau axiologique et méthodologique cohérent, ce qui est pourtant loin d’être le cas.

Peut-être est-ce cette première approximation qui amène Frédéric Lordon à « s’inquiéter des neurosciences s’emparant des sciences sociales, avec la complicité active des convertis de fraîche date, et la complicité passive des journalistes pour qui rien de ce qui est ‘moderne’ ne saurait décevoir ». La formulation même de cette inquiétude révèle un manque de recul sur la situation car, en réalité, ce sont surtout les sciences sociales qui s’emparent des neurosciences et qui dévoient parfois leurs résultats pour défendre des positions n’ayant rien à voir avec la compréhension du cerveau ! D’ailleurs, l’auteur ne dit rien d’autre lorsqu’il écrit : « La neurobiologie, voilà donc le nouvel horizon fantasmatique de l’économie qui, à forme invariante, continue de poursuivre le même désir de faire science mais par d’autres moyens… ». Si le recours aux neurosciences permet de se draper ainsi dans les atours d’une fallacieuse scientificité pour mieux remporter les querelles de chapelle qui ravagent la recherche en sciences sociales, peut-être est-ce justement parce que les neuroscientifiques de métier refusent le plus souvent de jouer le rôle d’arbitre et restent discrets vis-à-vis des débats qui se situent en dehors de leur champ disciplinaire.

De surcroît, pourquoi l’économie comportementale ou les neurosciences causeraient-elle un tort spécifique à l’école de pensée « hétérodoxe », favorable à la régulation des marchés et à laquelle Frédéric Lordon appartient ? Après tout, les travaux de Thaler ont largement contribué à réformer une définition idéalisée des agents économiques tenus pour parfaitement informés, rationnels et égoïstes dans les théories dites « néoclassiques » utilisées pour expliquer l’évolution des marchés financiers et justifier les politiques économiques libérales dont Lordon est un fervent détracteur. On peut même noter que certains économistes hétérodoxes – à l’instar de Jacques Généreux – invoquent ces données scientifiques pour critiquer le dogme actuel et défendre la nécessité de réguler les marchés ou de préserver l’emprise du pouvoir politique sur le pouvoir financier.

Cela nous amène à la seconde approximation de Frédéric Lordon, d’après qui l’économie comportementale s’adosse « à tout l’édifice des neurosciences dont non seulement la scientificité est ‘hors de toute question’, mais qui est évidemment le plus formidable partenaire d’alliance qu’on pouvait rêver, et dont l’avenir institutionnel s’annonce des plus prometteurs ». Ce jugement doublement hâtif ignore non seulement les nombreuses réflexions et critiques en matière d’épistémologie des neurosciences**, mais mais il néglige surtout l’étendue considérable des recherches neuroscientifiques, qui excède de beaucoup les problématiques relatives aux comportements économiques et la naturalisation de la prise de décision individuelle. Entre autres choses, les neurosciences cherchent à comprendre les maladies psychiatriques ou neurodégénératives, à faire voir les aveugles, entendre les sourds et marcher les paralysés. Elles dissèquent le sommeil de la mouche, la nage des poissons, le chant des oiseaux, la copulation des hamsters et la conscience des pieuvres. En quoi l’économie comportementale s’adosse-t-elle à toutes ces recherches qui dépendent bien plus des aléas de la curiosité humaine que du bon vouloir des économistes néolibéraux ?

Parmi les nombreuses études de neuro-imagerie s’intéressant spécifiquement à l’être humain, certaines portent même sur des concepts sociologiques chers à Frédéric Lordon, tels que la dominance sociale, l’instinct grégaire et les déterminismes socioéconomiques en tout genre. Loin de chercher à disqualifier, ces études tentent généralement – avec les moyens qui sont les leurs – de cerner la réalité biologique de ces constructions sociologiques. Loin de constituer une caution épistémologique confortable pour l’économie comportementale, elles suggèrent qu’il est nécessaire, pour comprendre les comportements individuels, de prendre en compte les structures sociales dans lesquels ces derniers prennent naissance et s’expriment.

Puisque le thème est à la mode, il semble donc qu’une des critiques que l’on peut faire aux héritiers de Bourdieu – que Frédéric Lordon défend face à Bronner et Gehin (auteurs du Danger sociologique) – est de n’avoir pas su s’approprier et tourner à leur avantage la naturalisation et la mathématisation des concepts qu’ils utilisent pourtant au quotidien. Espérons que cela viendra, car les neurosciences ne sont pas l’ennemi à combattre : elles devraient au contraire être une arme de plus dans l’arsenal de la «sociologie de combat».

A sa décharge, Frédéric Lordon prévient d’emblée ses lecteurs qu’il ne dira rien des « apports réels » des neurosciences à « l’intelligibilité des faits sociaux ». Mais on aurait aimé que cette décision s’enracine dans la sagesse toute socratique de celui qui sait qu’il ne sait rien, plutôt que dans le préjugé arbitraire d’après lequel les apports de cette discipline seraient de toute manière « des plus faibles ». Cette déclaration à l’emporte-pièce est d’autant plus incompréhensible que Frédéric Lordon redoute de voir les neurosciences servir « de corpus scientifique à toutes les entreprises de manipulation des émotions et de conditionnement psychique subordonnées à la valorisation du capital ». Comment donc la « neuro-psycho-économie comportementale » pourrait-elle être utile à « tous les projets de manipulation, de normalisation et d’instrumentalisation » si son pouvoir explicatif est quasi-nul ?

Affirmer ainsi l’impuissance des neurosciences en matière sociale tout en tirant la sonnette d’alarme au motif que nous serions sur le point d’entrer par leur intermédiaire dans le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley semble légèrement contradictoire…

A bon entendeur.


Vidéo utile pour mieux saisir le point de vue de Frédéric Lordon sur les neurosciences:

Émission utile pour appréhender les origines et les implications du prix Nobel de Richard Thaler.

http://www.europe1.fr/emissions/europe-1-social-club/europe-1-social-club-le-debat-sommes-nous-des-consommateurs-aussi-irrationnels-comme-le-dit-le-nouveau-prix-nobel-deconomie-12102017-3462611


Parmi les réactions à ce billet de blog, il m’a été demandé de donner plus de détails sur l’épistémologie des neurosciences. Voici donc quelques éléments de réponses, au-delà des travaux qui peuvent être consultés en tapant «neuroepistemology» ou «philosophy of neuroscience» dans Google:

● De nombreux articles de presse relayent les inquiétudes existant à l’égard de la «crise de reproductibilité» des découvertes neuroscientifiques, ce qui implique que la critique épistémologique parvient jusqu’aux oreilles du grand public (voir par exemple ici ou )

● Il existe un certain nombre de blogs, principalement anglophones il est vrai, qui font de la «veille épistémologique» en neurosciences (le plus célèbre d’entre eux étant Neuroskeptic)

● Le champ de recherche connu sous le nom de «philosophie de l’esprit» intéresse directement l’épistémologie des neurosciences, car une bonne partie des travaux actuellement regroupés sous ce terme cherchent à définir ce qui, au juste, peut être appris au sujet de la pensée en étudiant le cerveau.

● De très nombreux groupes de recherche axés sur la méthodologie visent à améliorer constamment les outils utilisés par les neuroscientifiques. Ces travaux impliquent une réflexion épistémologique appliquée à des problèmes concrets.

Article original (Wayback Machine)